Tout à l’inverse de ceux qui, pour se protéger de la complexité du monde, décantent la réalité, poursuivent le mirage d’une œuvre essentielle, dans le sillage du carré blanc ou de la ligne unique, Christelle Téa plonge dans la profusion des formes, s’y vautre avec élégance. Le chaos visuel ne l’effraie pas, bien au contraire. L’accident est son domaine. Le monde grouille, fourmille de détails, et c’est ce foisonnement qui la fascine et qu’elle restitue avec une gourmandise jubilatoire. Les peine-à-jouir et les ascètes en matière d’art n’appartiennent pas à sa famille.
Christelle Téa dessine à l’encre de Chine, sur le vif, sans esquisse ni repentir. Sur la feuille blanche, elle pose un premier trait, minuscule, puis, partant de ce trait, un second, un troisième, et, de proche en proche, le dessin se développe comme un lierre jusqu’à envahir la page. Si le dessin s’organise peu à peu, ce n’est pas le résultat d’une construction préméditée. La logique qui préside à son élaboration relève de la même myopie existentielle que celle qui nous permet de nous orienter dans une ville sans recourir à un plan. Pas de surplomb, mais un œil mobile qui saute d’un accident à un autre, avance, recule, zigzague. Christelle Téa se dirige à vue avec l’intelligence de l’animal qui flaire sa piste. Elle ne cherche pas à reconstituer le monde en hiérarchisant ce qu’elle voit, en dégageant la structure de l’accessoire. Nulle construction perspective, nulle charpente anatomique. Elle saisit la réalité immédiate. C’est le monde comme il vient, sans canevas sous-jacent. Il est probable que les dessins de Christelle Téa donneraient du fil à retordre aux partisans de la Gestalt théorie pour qui le mécanisme de la perception traite les phénomènes comme des ensembles structurés et non comme une simple juxtaposition d’éléments. Chez elle tout procède par le seul jeu des apparences, des chevauchements, des voisinages. Elle préfère le paraître à l’être, rejoignant en cela la grande tradition de l’art, qui est d’abord celle de l’artifice. Elle n’est d’ailleurs jamais aussi à l’aise qu’au milieu des efflorescences d’un ornement gothique ou d’un décor baroque. Pourtant, rien de passéiste chez elle, car cette prolifération des formes, elle sait la retrouver dans le bric-à-brac d’un atelier, dans l’accumulation des objets sur une table ou dans le débordement vestimentaire d’une penderie. Elle excelle à rendre la variété des matières, les peluches du tapis, le cuir d’une reliure, les souillures sur le sol ou la luisance des matières plastiques.
Mais le résultat est loin d’être aussi chaotique que ne le laisserait supposer cette absence délibérée de méthode, car le désordre qu’elle saisit n’est pas homogène. Dans ses dessins, des îlots de complexité se détachent de l’ensemble, des formes émergent de la confusion visuelle. Si, à terme, le dessin suggère une cohérence, c’est une cohérence qui se révèle après coup, donc organique et non factice. Aucun système, aucune idée préconçue. Le dessin est précisément là pour faire surgir des relations et non pour plaquer des idées sur l’expérience sensible. Ce qui lie les choses entre elles est leur proximité, leur étagement dans la profondeur, leur imbrication sur la page blanche. La poésie naît de ces rencontres fortuites. Le vrai « dessein » de l’œuvre découle de cette ingénuité à saisir le monde sans a priori. N’est pas candide qui veut.
Ceux qui aspirent à l’idéal dans leurs œuvres passent à côté de la singularité du monde, de sa banalité unique. Nettoyé de ses accidents et ses détails, le monde n’est plus qu’une abstraction. Un mensonge surtout. Car la vérité est dans les détails. Ce sont les détails qui font le monde, qui tout à la fois l’enchantent et l’abîment. Dans la série de ses grands portraits, chaque personnalité figure en pied au milieu de l’univers dans lequel elle vit – bureau, studio, atelier, salon, jardin. Elle paraît indissociable de son environnement et des objets qui l’entourent. Elle semble même sécréter son milieu comme l’araignée sa toile. Christelle Téa en restitue un à un tous les fils, non sans humour parfois : un lustre vénitien surplombe un écran d’ordinateur, un bureau marqueté Louis XV laisse voir en dessous une pieuvre de fils électriques, un piano ne parvient pas à dissimuler le tuyau d’un aspirateur, car Christelle Téa voit tout, y compris ce qui ne doit pas être vu. Là où d’autres auraient supprimé le détail qui fait tache, elle donne place à l’incongruité. Avec une patience de miniaturiste, elle montre le fouillis de nos existences, la superposition cocasse des époques, le désordre qui en résulte. Elle voit surtout clair dans la confusion. Tout est décrit avec une précision troublante, presque hallucinatoire. Elle aime citer une phrase du photographe Garry Winogrand : « Il n’y a rien de plus mystérieux qu’un fait clairement décrit. » Ses dessins nous confrontent à cette évidence.
Philippe Comar