Graphite : l’étymologie même de son nom le dit assez, ce minéral est consubstantiellement lié à l’écriture. Mais Mathieu Bonardet en fait de longue date un usage quelque peu différent, quoique toujours dans le registre du noir sur blanc, couvrant ici des superficies plus ou moins amples de traits répétés, parallèles entre eux, tirés à la règle perpendiculairement à un bord ou à une séparatrice – et dans le processus, qui n’est pas sans lien avec le tramage, la ligne se fait surface. Car c’est de dépôt qu’il est question au premier chef et des transformations matérielles qui s’ensuivent, la feuille blanche s’obscurcissant tandis que le graphite étendu révèle, suivant son épaisseur et sa densité, toutes les nuances de son éclat métallique. Oblitérer et faire apparaître donc, mais depuis peu aussi, enlever et par là former, tels sont les deux bouts que l’artiste tente de tenir ensemble. Ainsi parfois, une ultime opération, de ponçage cette fois, tout en lissant les stries et en affirmant la dureté du papier, en expose la consistance fibreuse – déjà visible sur certains bords – et engendre dans le même temps un noir mat profond, des plus silencieux. De tels transferts, d’un matériau à l’autre, d’une technique à l’autre, de tels échanges entre la matière et la lumière, l’artiste les déploie désormais aussi au moyen de plaques d’acier qui sont certes une autre façon d’entailler l’espace mais qui surtout aiguisent la conscience du poids et de l’équilibre, ailleurs mis en œuvre de façon plus implicite.
Quel qu’en soit le support, papier ou métal, l’action de Mathieu Bonardet s’inscrit dans une durée ; marquée par la répétition, elle implique la concentration autant qu’une régularité quasi mécanique, la discipline, l’endurance, l’effort et ce jusqu’à la fatigue musculaire et mentale, l’épuisement peut-être. Le geste, même cantonné au travail solitaire de l’atelier, tout prémédité ou contrôlé qu’il soit, est toujours primordial. Par lui, se prolonge l’expérience des paysages qui a présidé aux débuts de l’artiste : on est en effet impressionné à l’idée de la distance que formeraient, mises bout à bout, toutes ces lignes, cette distance que sa main a parcourue avec constance (obstination ?), d’un bord à l’autre, et qui se trouve là convertie en plan, en superficie, sédimentée, compactée. Comme dans le Broken Kilometer de Walter de Maria, une œuvre qui l’a profondément marqué, où les cinq cents barres de laiton remplissant le sol d’une salle d’exposition y inscrivent, par leur alignement, cette distance éprouvée en général à l’échelle et dans la linéarité d’un itinéraire, d’une marche d’un point à un autre, la longueur, sans que sa mesure soit précisée, se trouve ici transformée en un bloc dense et frontal.
Nullement monolithique toutefois, tant du fait des inhomogénéités de surface que des écarts que Mathieu Bonardet se plaît à y introduire. Si le noir adhère au papier par le principe d’alignement qui est appliqué au trait, c’est pour mieux favoriser les décalages, les inclinaisons, les divergences : il suffit ainsi d’un crayon peut-être (tel une pointe d’ironie), bien placé, pour disjoindre deux panneaux similaires et à partir de leurs multiples points communs, faire naître une différence de plus en plus flagrante, le passage de la verticale à l’oblique perturbant en profondeur la perception qui se voit scindée par la rupture de symétrie : le même, si rassurant, laisse alors la place, avec une efficacité égale à l’économie des moyens employés, au sentiment d’un clivage irrémédiable, l’assurance de la stabilité à la perte d’équilibre. Vertige menaçant ou désirable griserie ?
Guitemie Maldonado, 2019
Les sculptures ont été réalisées en collaboration avec l’atelier de Joël Guillaume.